Campagne de 1806

 

Bataille d'Auerstaedt (14/10/1806)


Attention, le nord est en haut à droite !

 

Pour le récit complet des événements dans Éphémérides militaires depuis 1792 jusqu'en 1815, ou Anniversaires de la valeur française. Octobre. par une société de militaires et de gens de lettres, 1820 Pillet aîné (Paris) 1818-1820, voir la page Iéna. Nous ne reprenons ici que la deuxième partie, consacrée à Auerstaedt

La bataille que nous appelons d'Iéna, mais que les Prussiens, à plus justes titres, appellent d'Auerstaedt, est une bataille double. Et, en effet, deux armées françaises, isolées l'une de l'autre, à cinq lieues de distance, aux prises avec deux armées prussiennes, également séparées, sur deux terrains tout différents constituent deux batailles bien distinctes. Cependant, comme elles se sont données le même jour et qu'elles ont concouru au même résultat, nous nous conformerons, pour l'ordre de la relation, au bulletin officiel, et nous parlerons d'abord de l'action d'Iéna avant de nous occuper de celle d'Auerstaedt.

Pendant que la moitié de l'armée prussienne était ainsi complètement battue à Iéna, l'autre moitié, vers Auerstaedt, n'éprouvait pas un meilleur sort.

Le duc de Brunswick, persuadé, comme nous l'avons dit plus haut, que l'armée française, tout entière sur la rive droite de la Saale, se dirigeait sur l'Elbe, partit donc de Weimar le 13 au matin avec soixante-six mille hommes, et marcha vers Nauenbourg pour arriver sur ce fleuve avant elle. A quelque distance de cette ville il comptait prendre la route de Freybourg, pour de là se porter sur Halle.

De Weimar à Nauenbourg on compte neuf lieues. Il était donc facile au duc, en faisant une marche forcée, d'arriver à la fin du jour près de cette ville. Cette diligence lui était commandée par un double motif, tout puissant dans cette circonstance. Dès le 12, des avis certains lui parvinrent que des partis ennemis avaient paru jusqu'à Nauenbourg; sa conviction était en outre que les Français voulaient arriver à l'Elbe; il avait donc besoin de toute la célérité possible pour les prévenir. De plus, à une lieue et demie avant d'arriver à Nauenbourg se trouvait un défilé long et difficile, près du village de (Bad) Kösen[10] et un pont sur la Saale. Il était à craindre que les Français ne s'emparassent de ce défilé, ou du moins qu'ils ne brûlassent le pont; arriver dans cette position le premier, était donc encore indispensable, sous peine d'éprouver un grand échec, ou tout au moins un retard qui devait être funeste. Que fallait-il pour cela? Une marche de sept à huit lieues. Soit que par un aveuglement inconcevable le duc ne sentit pas tout le danger de sa position, soit que les Prussiens, amollis par dix ans de paix, ne fussent pas capables de supporter cette fatigue; soit que la théorie routinière des garnisons prévalût encore sur les lois impérieuses de la nécessité, l'armée prussienne ne fit que cinq lieues et demie dans cette journée, encore ses divisions s'échelonnèrent elles à de grands intervalles. Son avant-garde, aux ordres du général Schmettau, vint camper vers cinq heures sur les hauteurs en avant du village d'Auerstaedt, à deux lieues des défilés de (Bad) Kösen, poussant des patrouilles jusqu'au village de Hassenhausen, à une lieue du défilé. Le quartier-général où était le roi de Prusse s'établit à Auerstaedt. Une de ces patrouilles rencontra le soir même une patrouille française de cavalerie, à laquelle elle fit deux prisonniers. Le général prussien ayant appris par eux qu'une division de cavalerie et beaucoup d'infanterie étaient aux environs de Nauenbourg, ne changea cependant rien à ses dispositions, et remit au lendemain à s'emparer du défilé, lorsque le jour même il pouvait tenter, peut-être avec succès, de prendre possession de ce poste inexpugnable.

Depuis le 12 au soir, le maréchal Davout, avec le 3e corps, se trouvait sur les hauteurs de la rive droite de la Saale, à Nauenbourg. Le 13, ayant reconnu la position du château de Freybourg (trois lieues de Nauembourg) qui défend le pont de l'Unstruth, sur la communication de Weimar à Halle, la fit occuper par le 13e régiment d'infanterie légère, avec ordre de brûler le pont si l'ennemi s'y présentait, Vers les quatre heures du soir, le maréchal s'étant rendu sur les hauteurs de la rive gauche de la Saale, au-delà du défilé de (Bad) Kösen sur la route de Weimar, y rencontra une reconnaissance de sa cavalerie légère; qui était ramenée par plusieurs escadrons prussiens. Il la rallia, lui fit tenir ferme, et sentant que l'approche de ce parti de cavalerie ennemi annonçait le mouvement d'un grand corps de troupes qui marchait ou sur Freybourg ou sur (Bad) Kösen, il porta en toute hâte un bataillon du 25e régiment au défilé de (Bad) Kösen, avec ordre de le défendre jusqu'à ce qu'il fût secouru jusqu'au dernier homme[11].

La position du maréchal Davout était aussi dangereuse pour lui qu'elle importait à l'armée entière. La cavalerie du prince Murât, qui jusque là avait marché à sa hauteur, et s'était avancée sur Leipzig, rétrograda le 13 pour se porter à Iéna. Le maréchal Bernadotte, arrivé le 13 près de Nauenbourg, rétrograda également dans la nuit du 13 au 14, et marcha vers Cambourg et Dornbourg, sur la Saale, dans la direction d'Iéna. Ainsi donc le 3e corps, composé de trois divisions d'infanterie et seulement de quatorze cents hommes de cavalerie, ne formant ensemble qu'environ vingt - six mille combattants, se trouvait réduit à ses propres forces, et obligé de lutter contre une armée de soixante-six mille hommes, dont douze mille de cavalerie. De sorte que si ce corps, numériquement trop faible, ne pouvait conserver son terrain, l'ennemi, passant alors sur la rive droite de la Saale, arrivait sur le flanc de l'armée engagée à Iéna sur la rive gauche, et la plaçait ainsi presque entre deux feux. Il fallait donc, quel que fût le nombre des ennemis, ne pas rompre d'une semelle, en un mot, vaincre ou périr. Jamais mission ne fut ni plus glorieusement ni plus heureusement remplie.

Le maréchal Davout, qui jusque là n'avait fait de dispositions que pour fermer à l'ennemi les passages de la Saale et de l'Unstruth, reçut dans la nuit du 13 au 14 de nouvelles instructions.

L'Empereur n'ayant point eu connaissance du mouvement du duc de Brunswick sur Nauenbourg, et découvrant le 13 au soir, des hauteurs d'Iéna, les corps de Hohenlohe et de Rüchel, crut qu'il avait devant lui toute l'armée prussienne. En conséquence, il ordonna au maréchal Davout de quitter Nauenbourg pour se porter sur Apolda, afin de tomber sur les derrières de cette armée pendant que lui l'attaquerait de front. Le maréchal se disposa aussitôt à exécuter ce mouvement.

Le 14, la 3e division du 3e corps, commandée par le général Gudin, passa le défilé de Kösen à six heures et demie, et déboucha sur le plateau qui le domine. Les 1re et 2*divisions, les plus éloignées du défilé, ne le franchirent qu'après, et à de longs intervalles, vu la difficulté des mouvements dans un passage si resserré et si long. Une demi-heure avant le jour, il s'était élevé un brouillard si épais qu'il ne permettait pas de distinguer les objets à portée de pistolet, de sorte que la 3e division arriva près du village d'Hassenhausen sans apercevoir d'ennemis[12] Dans le même moment l'avant-garde de l'armée prussienne, commandée par le général Blücher, et où se trouvait le roi de Prusse, s'avançait sur la chaussée d'Auerstaedt à Hassenhausen. Au-delà de ce dernier village, arrêtée tout-à-coup parie feu de l'artillerie de la brigade du général Gautier, placée sur la chaussée, cette avant-garde, forte de deux mille hommes de cavalerie et d'infanterie, est rompue et se disperse. Trois compagnies du 25e, soutenues par un détachement de chasseurs du 1er, aux ordres du capitaine Hulot, se précipitent sur une batterie prussienne, en tuent les canonniers et enlèvent six pièces. Tout le 25e dépasse alors Hassenhausen, mais incommodé par une batterie ennemie, le chef de bataillon Saint-Faust, avec quatre compagnies, marche sur elle et l'enlève.

Cependant la division prussienne du général Schmettau était arrivée au secours de l'avant-garde, accompagnée d'une immense cavalerie. Tous ses efforts se réunirent alors sur le 25e régiment, qui, soutenu par la brigade du général Petit, garda pourtant sa position appuyée à Hassenhausen. Dans le même temps la cavalerie prussienne avait chargé le 25%mais sans succès; le général Blücher, qui, après ces deux échecs, s'était retiré hors de portée à l'extrême gauche des Prussiens, réunit sur ce point vingt-cinq escadrons, et à leur tête s'avança entre Spielberg et Bunscherau. Le brouillard s'étant dissipé, Blücher s'aperçut qu'il se trouvait sur les derrières de la division française engagée à Hassenhausen. Profitant alors de son heureuse position, il lança sa cavalerie dans tous les sens. Le maréchal Davout, qui se trouvait depuis le commencement de l'attaque à la division Gudin, avait prévu ce mouvement sur la droite et disposé d'avance ses troupes. Attaqués de tous côtés, nos carrés reçurent avec calme et à bout portant les nombreux escadrons ennemis. Aucun bataillon ne fut entamé, et le terrain autour d'eux fut jonché de cadavres prussiens. Enfin, après des pertes énormes, cette cavalerie, fatiguée, découragée, et déjà en désordre par l'effet de ses différentes charges, se mit en retraite. Notre cavalerie, que le maréchal avait placée à notre droite, et qui, trop peu nombreuse jusque là, n'avait pu agir, saisit habilement cet instant favorable, tomba sur les Prussiens et les poussa jusqu'au de-là de Spielberg. Dans cette action, la cavalerie ennemie fut tellement maltraitée, que le général Blücher ne crut pas devoir reprendre une position en première ligne, et se retira au loin jusqu'à Ekartsberga.

Pendant que ceci se passait à notre droite, les divisions prussiennes Orange et Wartensleben se plaçaient à la droite de la division Schmettau, et menaçaient sérieusement de forcer notre gauche, où se trouvait seul le 85e régiment. Depuis deux heures, la division Gudin luttant contre des forces si supérieures, avait cependant conservé intacte sa position, lorsque vers neuf heures arriva la 2e division, commandée par le général Friant, qui, prenant la droite, entra aussitôt en ligne. La retraite  du général Blücher ayant dégarni l'aile gauche des Prussiens, cette division s'avança sans obstacle jusqu'auprès de Spielberg, les 111e et 108e à la gauche de ce village, les 48e et 33e à la droite. Une batterie ennemie de six pièces gênant son mouvement, le 108e régiment l'enleva en un instant et chassa de Spielberg les troupes qui le défendait. Le général Friant établit alors près du cimetière de ce village une batterie de douze pièces qui prend en flanc la ligne ennemie. Notre cavalerie charge en même temps sur la brigade du prince Henri, qui tenait l'extrême gauche des Prussiens. Le 108e régiment, commandé par le colonel Higonet, marche sur Popel et enlève à la baïonnette ce second village, dans lequel il prend plusieurs pièces de canon, un drapeau, et fait un grand nombre de prisonniers. Le prince Henri, ainsi culbuté de front, menacé jusque sur ses derrières par nos tirailleurs que le succès rend audacieux, est obligé de se replier en toute hâte sur la division Schmettau; et la division Friant, libre alors de son mouvement, continue à déborder l'aile gauche prussienne, et se dirige sur Ekartsberga.

Pendant que la division Friant obtenait ainsi de brillants succès à notre droite, notre gauche se trouvait dans une position très-critique. Depuis près de quatre heures la division Gudin soutenait opiniâtrement les efforts de la plus forte partie de l'armée ennemie, qui sans cesse renouvelait ses attaques pour forcer notre extrême gauche. Déjà tournée, cette division, assaillie par des forces si supérieures, avait été obligée de replier sa gauche et allait nécessairement succomber, si la 1ère division, que commandait le général Morand, débouchant du défilé vers dix heures, ne se fût portée au pas de course à la gauche de notre ligne. Le 13e régiment d'infanterie légère, commandé par le général d'Honnières, qui  était en tête de cette division, marcha la baïonnette en avant sur Hassenhausen, dont s'était emparé l'ennemi; il culbuta tout ce qu'il trouva devant lui et reprit le village. Mais s'étant laissé emporter par son ardeur trop au-delà, il tomba sur le gros des Prussiens et fut contraint de revenir prendre position en arrière d'Hassenhausen. Dans ce moment la division Morand arrivant tout entière, se déploya, et appuyant sa gauche à la Saale arrêta l'ennemi.

Excepté deux divisions de réserve, toute l'armée prussienne était engagée vers onze heures. Déjà elle avait éprouvé de grandes pertes; le duc de Brunswick et le général Schmettau, blessés dangereusement, avaient quitté le champ de bataille. Dans ce moment le roi ordonna une attaque générale de notre gauche, dans le dessein de la déborder, comme nous débordions la gauche de son armée. A midi, le prince Guillaume étant arrivé avec un corps considérable de cavalerie, se joignit à celle de Wartensleben, et se porta aussitôt sur la division Morand, pour tenter le succès d'une dernière attaque. Le feu de l'artillerie et de la mousqueterie se ranime avec une nouvelle violence. La cavalerie prussienne tombe avec furie sur nos carrés. Fusillée à brûle pourpoint, elle n'en est que plus animée. Ces intrépides cavaliers ne pouvant entamer un seul bataillon, viennent mourir jusque sur nos baïonnettes[13]. Mais tant de bravoure était insuffisante pour vaincre nos héroïques soldats. Le prince Guillaume renonça enfin à la victoire, et, blessé, il se retira avec sa cavalerie derrière l'infanterie. La division Morand avança alors et aborda l'infanterie ennemie à portée de pistolet. Le choc fut terrible, la mitraille ouvraient les rangs qui se refermaient aussitôt et couvrait la terre de morts et de blessés. L'ennemi commence à reculer. En vain le roi porte sur la gauche de la division Morand une partie de sa réserve qui accourait et les régiments des gardes; ces troupes sont foudroyées et ne ralentissent pas le mouvement de notre aile gauche, qui gagne toujours du terrain. Le général Morand, avec le 30e et le 17e, arrive enfin en face du moulin d'Emsem, sur un plateau élevé qui domine tous les environs, il y établit son artillerie, et de là, comme d'un bastion, il prend en flanc l'armée prussienne, qu'il écrase de sa mitraille.

Profitant de ses succès sur sa droite et sa gauche, le maréchal Davout fit alors avancer son centre. La division Gudin se porta en conséquence sur le village de Tauchwitz, y entra à la baïonnette, et la 6e compagnie du 2e bataillon de sapeurs, commandée par le capitaine Pradeau, y fit un millier de prisonniers. A midi et demi l'armée prussienne avait commencé à plier. A une heure, débordée sur ses deux ailes, poussée vivement sur son centre, elle avait perdu toutes ses positions sur les hauteurs d'Hassenhausen, et se trouvait menacée d'une déroute complète, lorsque les deux divisions Arnim et Kunheim, qui n'avaient point encore pris part au combat, s'avancèrent soutenues de la brigade du prince Auguste, et de toute la cavalerie qu'avait pu réunir le général Blücher. Le général Kalkreuth, qui commandait cette réserve, prit position en arrière de Tauchwitz, ayant devant son front le ruisseau qui coule de Popel à Rehehausen, et les trois divisions prussiennes, battues, se retirèrent en désordre, abandonnant sur les hauteurs d'Hassenhausen une grande partie de leur artillerie.

Le général Kalkreuth tint ferme quelque temps devant l'armée victorieuse; mais débordé par le général Morand, qui avec son artillerie balayait la plaine; attaqué vigoureusement parla division Friant qui marchait sur Lisdorf, et par la division Gudin sur Popel, il abandonna cette seconde position, et vint en prendre une troisième en arrière sur les hauteurs d'Ekartsberga.

La victoire n'eût point été complète pour le 3e corps, si l'ennemi n'eût pas été chassé de cette dernière position. Le maréchal Davout ne voulant pas laisser aux Prussiens le temps de s'y affermir, se porta avec la division Gudin sur la gauche des plateaux d'Ekartsberga, et les fit attaquer aussitôt par le général Petit avec quatre cents hommes des 12e et 21e régiments.  Ces braves troupes, insatiables de succès, reçurent le feu de l'artillerie et de la mousqueterie prussienne sans riposter; elles gravirent la montagne la baïonnette en avant, tandis que le général de brigade Grandeau, de la 2e division, arrivait sur la droite de cette montagne avec le 111e régiment, suivi du général Friant et de sa division. L'ennemi ne pouvant plus résister à une si constante et si fougueuse audace, abandonna cette belle et dernière position avec une telle précipitation, qu'il laissa vingt pièces de canon au pouvoir du général Petit. Ne pouvant plus se rallier, il fut poursuivi jusqu'au-delà du bois d'Ekartsberga, où se terminèrent, vers quatre heures et demie, les gigantesques travaux de cette mémorable  journée. L'armée prussienne fuyait dans un tel désordre, que le général Viallannes, commandant les trois régiments de cavalerie légère du 3e corps, la harcela dans sa déroute jusqu'à Buttelstaedt, à quatre lieues de là, et lui fit des prises considérables, sans qu'elle opposât la moindre résistance.

Ainsi donc vingt-six mille Français, presque sans cavalerie, battirent complètement une armée prussienne forte de cinquante-quatre mille fantassins et de douze mille cavaliers. Cette armée perdit sur ce point plusieurs drapeaux, cent quinze pièces d'artillerie, et quinze à dix-huit mille hommes, parmi lesquels trois mille prisonniers. La perte du 3e corps ne s'éleva pas au-delà de six mille huit cents hommes tués ou blessés; perte considérable sans doute  mais qui paraîtra bien légère si l'on considère les obstacles que ce corps eut à surmonter, et l'importance des succès qu'il obtint dans cette journée[14].

Le roi de Prusse, qui ignorait encore au moment de sa retraite la bataille livrée à Iéna, voulant se réunir aux corps de Rüchel et de Hohenlohe avant de recommencer le combat, en quittant Auerstaedt, indiqua Weimar pour rendez-vous à son armée; il la devança lui-même, et partit escorté de deux régiments de dragons, pour, dans cette ville, concerter de nouvelles dispositions. A deux lieues de là, il trouva à Apolda les Français, qui déjà s'étaient emparés de Weimar. Contraint de se jeter à droite, il gagna, non sans peine, Sommerda à travers champs, exposé à tout moment à donner dans quelques corps français qui interceptaient toutes les routes. Ce prince connut alors tout son malheur. Ce fut de cette petite ville qu'il répondit à la dernière lettre que lui avait écrite l'empereur Napoléon avant le commencement des hostilités; il lui demandait la paix; mais deux batailles perdues en un seul jour la rendaient impossible. L'armée prussienne battue à Auerstaedt fut obligée de se retirer sur Sommerda, également à travers des routes et des sentiers non frayés. Les troupes, qui déjà avaient quitté en désordre le champ de bataille, achevèrent de se disperser à la nuit. Un grand nombre, apercevant briller des feux dans l'obscurité, les prirent pour les bivouacs de l'armée d'Hohenlohe, et tombèrent dans les bivouacs français; de sorte que le 15, tout au plus dix à douze mille hommes purent se réunir à Sommerda, sous le commandement des généraux Kalkreuth et Blücher, et tentèrent de s'ouvrir une route à travers les montagnes du Harts, pour gagner l'Elbe. Encore, le 16, Blücher, avec un corps de six mille hommes, n'échappa-t-il que par astuce. Ayant rencontré le général français Klein, qui occupait avec une division de dragons le village de Weissensee, seul débouché qui fût ouvert au général prussien, celui-ci jura sur sa parole d'honneur qu'il existait un armistice entre les deux armées. Le général Klein le crut, et ne sut qu'il avait été trompé que lorsqu'il n'était plus temps de réparer le tort de sa loyauté.

Jamais plus grande victoire ne fut signalée par de plus grands désastres. Cette superbe et nombreuse armée prussienne, qui peu de jours avant menaçait d'envahir la Confédération du Rhin, qui ordonnait si impérativement à l'armée française de sortir de l'Allemagne, battue, presque détruite, fuyait dans toutes les directions, et harcelée, coupée, morcelée, ne pouvait échapper à l'ardente poursuite de son ennemi. Elle perdit le jour même de la bataille trente mille prisonniers, dont trente généraux, vingt mille tués ou blessés; parmi ces derniers le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général Schmettau et le général Rüchel. Les trois premiers moururent des suites de leurs blessures. Soixante drapeaux, trois cents pièces de canon, et des magasins immenses de subsistances. Quinze jours après, Berlin et toute la Prusse jusqu'à l'Oder étaient occupés par nos troupes, et de toute l'armée prussienne il ne restait que dix à douze mille hommes qui, sans armes, sans bagages et sans artillerie, gagnèrent la Vistule, et furent se joindre aux Russes derrière ce fleuve. Tout le reste était au pouvoir des Français.

L'armée française perdit dans les deux batailles d'Iéna et d'Auerstaedt dix à onze mille hommes tués ou blessés, mais aucun officier de marque; un seul général de brigade fut tué, ce fut le général Debilly à Auerstaedt. Le général de division Morand, les généraux de brigade Couroux, d'Honnières, Petit et Gautier, furent blessés. Les colonels Lamotte du 36e, Barbanègre du 9e de hussards; Marigny du 20e de chasseurs; Harispe du 16e léger; Dulembourg du 1er de dragons; Viala du 81e et Higonet du 108e, furent tués. Les colonels Burke, aide-de-camp du maréchal Davout; Vergès du 12e,  Nicolas du 61e, Guyardet du 3e léger; l'adjudant-commandant Coëhorn : et le colonel Busson du 2e de chasseurs, furent blessés.

Le maréchal Davout fut le seul de nos maréchaux atteints par les projectiles ennemis. Tout le temps que dura la bataille d'Auerstaedt, il resta au milieu de la mitraille, parcourant la ligne, tantôt dans un carré, tantôt dans un autre, et encourageant de sa présence et de ses discours son brave corps d'armée. Ses habits étaient criblés de balles et son chapeau brisé en plusieurs endroits par les boulets et les biscaïens[15]. Les généraux sous ses ordres, les officiers et les soldats firent dans cette journée tout ce qu'on peut attendre du talent joint au courage le mieux éprouvé.  

Nous osons l'affirmer sans crainte d'être désavoués, le sort de la monarchie prussienne s'est décidé à Auerstaedt. Car si cette seconde bataille n'eût pas eu lieu, ou qu'elle fût restée indécise, celle d'Iéna, quoique importante, aurait laissé à une autre bataille le soin de décider du succès de la campagne; et si celle d'Auerstaedt avait été gagnée par les Prussiens, comme les chances de probabilité étaient en leur faveur par leur supériorité numérique, l'armée française était perdue, ou tout au moins éprouvait un grand échec qui l'eût probablement contrainte à se retirer sur le Rhin [16].  

Les Prussiens ont prétendu que la bataille de Mont-Saint-Jean (18 juin 1815) lavait l'affront qu'ils avaient reçu à Iéna, et que celle-là faisait le pendant de celle-ci. Il ne faut qu'un peu de réflexion et de bonne foi pour voir clairement que cette assertion est dictée par l'amour-propre humilié et la vanité.  Et, en effet, à Mont- Saint-Jean, les Prussiens ne durent leurs succès, à la fin de l'action, qu'à la ténacité des Anglais pendant toute la journée, et cependant eux et les Anglais étaient du double plus forts que les Français; tandis qu'à Iéna les deux armées étaient d'égales forces, et les Français n'y avaient point d'alliés.  Notre perte à Mont-Saint-Jean ne fut que la moitié de celle des Prussiens à Iéna. Après Mont-Saint-Jean, l'armée française se rallia, et vint sous Paris défendre pendant plusieurs jours la capitale; après Iéna, l'armée prussienne dispersée dans tous les sens ne put se rallier, se fit prendre en entier par petits paquets, laissa tellement Berlin à découvert, que depuis l'Elbe nos troupes n'eurent pas un coup de fusil à tirer, et qu'étant encore à trois jours de marche de cette ville, le maréchal Davout y envoya à l'avance des commissaires pour prévenir les magistrats que le 15 à midi, il ferait, avec son corps d'armée, son entrée dans la capitale de la Prusse; ce qui eut effectivement lieu. Un mois après Mont-Saint-Jean, l'armée derrière la Loire pouvait encore disputer la moitié de la France à toutes les armées de l'Europe, qui en avaient envahi l'autre moitié; un mois après Iéna, l'armée française seule occupait toute la Prusse, où il n'y avait plus vestige d'armée prussienne. Enfin, pour dernière dissemblance; lorsqu'après Mont-Saint-Jean les troupes alliées, surtout les troupes prussiennes, voulurent, malgré l'armistice conclu, tenter le siège de quelques -unes de nos forteresses, ils y éprouvèrent de longues et vigoureuses résistances; tandis qu'après Iéna l'armée française fit tomber la plupart des forteresses prussiennes à la première sommation, et, plus d'une fois, seulement avec de la cavalerie.

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[10]. A l'époque Kösen, maintenant Bad Kösen.

[11]. Le maréchal, qui dans ce moment n'avait avec lui qu'une cinquantaine de cavaliers, y compris ses aides-de camp et la reconnaissance ramenée, les plaça tous en vedette devant l'ennemi, qui s'était arrêté. Celui-ci, trompé par cette ruse, s'imagina que les plis du terrain cachaient un gros corps de cavalerie auquel appartenaient toutes ses vedettes , et n'osant pas pousser plus loin, il se retira bientôt; tandis que s'il eût avancé, il eût pu arriver à (Bad) Kösen avant nos troupes destinées à défendre ce défilé.

[12]. Le maréchal, à qui il importait beaucoup de connaître les forces de l'ennemi, et ne pouvant rien apercevoir à cause de ce brouillard, chargea le colonel Burke, son premier aide-de-camp, de lui faire des prisonniers à quelque prix que ce fût. Ce brave officier, prenant avec lui un détachement du 1er régiment de chasseurs, cherche l'avant-garde prussienne. Il la rencontre près d'Hassenhausen. Sans s'inquiéter de la supériorité de l'ennemi, six fois plus nombreux, il le charge, est charge à son tour, et sans se laisser entamer il parvient à faire plusieurs prisonniers, dont un major qu'il prend lui-même. Ces prisonniers donnèrent les détails les plus précis sur la force de l'armée prussienne, et leurs renseignements furent utiles pour les opérations de la journée. (Le colonel Burke devint plus tard lieutenant-général, porté sur le tableau d'activité).

[13]. Dans l'une de ces charges, les soldats du 17e de ligne, voyant arriver la cavalerie ennemie, au lieu de la fusiller dès qu'elle fut à portée, placèrent leurs schakos au bout des baïonnettes, et les agitant en l'air firent retentir les cris de Vive l'Empereur! sans s'inquiéter de l'approche de la cavalerie. « Mais tirez donc, leur cria le colonel Lanusse (plus tard lieutenant-général inspecteur). - Nous avons le temps, lui répondirent en riant ces courageux soldats, à vingt pas, nous verrons. » Et, effectivement, à cette distance une décharge terrible du régiment fit tourner bride aux Prussiens.

[14] . L'empereur Napoléon apprenant la bataille d'Auerstaedt, refusa d'abord d'y ajouter foi, persuadé qu'il était, 'avoir eu devant lui à Iéna toute l'armée prussienne. Le maréchal Davout lui fit dire que de plusieurs jours il ne pourrait croire à toute la vérité. Lorsque effectivement quelques jours après Napoléon eut connu toute la grandeur de sa victoire, il écrivit au maréchal: « Je vous félicite de tout mon cœur de votre belle conduite. Je regrette les braves que vous avez perdus, mais enfin ils sont morts au champ d'honneur, en vrais soldats. Témoignez toute ma satisfaction aux généraux, officiers et soldats de votre corps d'armée. Ils ont acquis pour jamais des droits, à mon estime et à ma reconnaissance.» Outre les récompenses qui furent accordées au 3e corps, il eut l'honneur d'entrer le premier de l'armée dans la ville de Berlin. 

[15]Il est conservé au musée d'Auxerre.

[16]. Le savant auteur des Considérations sur l'Art de la guerre, en parlant de la bataille d'Iéna, s'exprime ainsi: «Les Prussiens firent manquer la manœuvre du général français (Napoléon) en attaquant dans sa marche le corps tournant (celui du maréchal Davout) qui était seul engagé sur la rive gauche de la Saale. Les deux corps se rencontrent à Auerstaedt ; et contre tous les calculs de probabilité qui accordent l'avantage au nombre, le corps français résiste, et donne ainsi le temps aux autres corps de l'armée de forcer le passage de la Saale à Iéna, et d'accourir à son secours; ce qui décide la victoire. » Pleins d'estime pour le talent et les connaissances de M. général Rogniat, nous ne saurions cependant partager son opinion sur cette bataille, que nous venons de décrire d'après des documents irrécusables. Loin que les Prussiens fissent manquer la manœuvre de Napoléon, ils la lui facilitèrent par la lenteur de leurs mouvements, et, certes, jamais manœuvre n'amena un résultat plus brillant. De plus, le maréchal Davout ne s'engagea point seul sur la rive gauche de la Saale, puisqu'il ne passa cette rivière que le 14, jour où toute l'armée française la passait aussi. Si ce maréchal fut vainqueur à Auerstaedt il ne le dut qu'à lui-même et à la valeur des troupes qu'il commandait; car les corps français engagés à Iéna agirent isolément, pour leur propre compte, et n'influèrent en aucune manière sur la retraite des soixante-six mille Prussiens qui marchaient sur Nauenbourg.  Forcés de restreindre les développements que nous aurions pu donner à l'appui de nos assertions, nous pensons cependant les avoir suffisamment établies pour que le lecteur puisse en reconnaître toute la vérité, surtout s'il a sous les yeux une carte quelconque de la Saxe.

Extrait de Éphémérides militaires depuis 1792 jusqu'en 1815, ou Anniversaires de la valeur française. Octobre. par une société de militaires et de gens de lettres, 1820 Pillet aîné (Paris) 1818-1820.

Nous avons modernisé l'orthographe et les noms des lieux, ainsi que quelques autres éléments trop datés de 1820. Nous avons également fait quelques ajouts.

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Hassenhausen

 
Sortie ouest de Hassenhausen, du sud (à gauche) à l'ouest (à droite). Lieu de durs combats.


Sortie ouest de Hassenhausen.


Champ de bataille près de la stèle de la cavalerie prussienne (Blücher), route de Hassenhausen à Spielberg.
Hassenhausen est à gauche.


Champ de bataille près de la stèle de la cavalerie prussienne (Blücher), route de Hassenhausen à Spielberg.
Hassenhausen est à gauche.


Panorama du champ de bataille près de la stèle de l'artillerie française, au nord-est de Hassenhausen sur la route de Punschrau.


Carrefour de la route venant de Hassenhausen (derrière), vers Punschrau (à droite) et Spielberg (à gauche).


Stèle de la division Schmettau (à gauche) au bout de  « Am Gartenweg »,

Spielberg


Près de la stèle de la division Friant, à l'entrée de Spielberg.

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Gernstedt


Vue sur Auerstaedt (à droite) et Gernstedt (à gauche).


Vue sur Rehehausen, à gauche, et Gernstedt (à droite)



Vue vers l'E, vers Gernstedt (et derrrière Taugwitz et Hassenhausen) à partir des hauteurs à l'est d'Eckartsberga.

 
Vue vers l'E, vers Gernstedt (et derrrière Taugwitz et Hassenhausen) à partir des hauteurs à l'est d'Eckartsberga.

 
Vue vers l'E, vers Gernstedt, à gauche Taugwitz, et à l'arrière Hassenhausen, à partir des hauteurs à l'est d'Eckartsberga (gros plan).

Pour info : les photos de ces panoramas ont été prises en 2004, une époque à laquelle la qualité des appareils numériques n'était pas celle de nos jours !

 

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